Des chiens en enfer
La Cellule anti-trafic chez les gens du voyage
24 mars 2004. La cellule anti-trafic de la SPA prépare une intervention au cœur de camps de nomades de Riom, dans le Puy de Dôme, où plusieurs chiens sont en situation critique : chiens volés, dressés au combat, livrés à eux-mêmes ou victimes de mauvais traitements.
Les policiers de Riom nous attendent devant la gare. Une patrouille va nous escorter dans notre entreprise de sauvetage. Nous sommes un peu fébriles, incertains et inquiets pour ces chiens que nous ne connaissons pas encore, mais dont nous pressentons la détresse. Chacun d’entre nous appréhende la confrontation avec cet univers où l’animal a moins d’importance qu’un objet. Un chien casse, on le remplace. Les « cassés » disparaissent sans faire de bruit, sans comprendre le mal qu’ils ont pu faire pour mériter cela.
Dans la voiture, nous nous taisons et espérons que la douleur qui nous attend là-bas nous laissera assez de force pour la regarder dans les yeux. Plus nous approchons, plus l’espoir et la tension se confondent. Nous imaginons ce que nous allons trouver et répétons ce que nous allons faire, solidaires dans notre désir de sauver le plus grand nombre de chiens ; de les délivrer d’un sort que jamais animal ne souhaiterait à son prochain s’il pensait comme un homme.
Le camp est là, au bord de la route, révélant un alignement aléatoire de caravanes et de fourgons bigarrés. Les voitures de police s’y engagent, et tout s’accélère. Comme dans un film, les images défilent à toute allure. Nous qui souhaitions n’en oublier aucune, nous ne pouvons en glaner qu’une ou deux au passage. Première caravane. Premier chien. Une petite chienne jaune couchée dans la poussière, somnolente, un œil tourné dans notre direction. Son attitude est un livre sur lequel s’écrit sa détresse. L’envie d’aller vers elle est impérieuse, mais il faut rester calme, garder le contrôle.
A peine avons-nous mis pied à terre que tous les habitants des lieux semblent alertés de notre présence. En quelques minutes, femmes, hommes et enfants nous encerclent comme autant de fourmis autour d’une proie égarée sur une fourmilière. Ils hésitent entre méfiance et défiance, eux qui ont l’habitude de voir des policiers et qui n’en ont plus peur. Très vite, nous nous dispersons, un peu au hasard, débordés par l’ampleur de la tâche. Très vite, nous cherchons les chiens.
Je m’approche de la chienne jaune, très doucement, faisant abstraction de l’agitation alentour. Il n’y a plus qu’elle et moi, face à face. J’approche encore. Elle recule, se terre. C’est un chiot qui n’a sans doute pas plus de quelques mois. Accroupie devant la caravane sous laquelle elle a trouvé refuge, je l’appelle en chuchotant. Elle recule. Je m’assois sur le sol, à un mètre de distance. Elle hésite, j’espère. Dans ses mouvements comme dans son regard, l’indécision devient palpable. Courbant toujours l’échine, elle frétille enfin, redevenue un chiot parmi tant d’autres. La partie n’est pourtant pas gagnée. J’avance la main, et elle s’enfonce à nouveau sous son abri. Tout est à refaire, mais avec quelque chose, quelque part, qui vient de lâcher prise. Cette intuition se confirme lorsque, la main tendue vers elle, elle vient renifler mes doigts, du bout du museau, et finalement les lécher. Avec précaution, je caresse son museau, son crâne, puis son dos très maigre. La peau, souple et flottante, trahit un état de déshydratation avancé. Soulevant une de ses oreilles, je n’y trouve aucun tatouage. A la place, des tiques, en grand nombre, gorgées de sang frais. La chienne hésite encore entre la peur viscérale et l’envie de se laisser aller à une douceur inattendue.
Quoi de plus désarmant que ces chiens développant une forme d’endurance à la douleur, une résignation et une perte de repères affectifs telles que tout témoignage d’amitié leur apparaît incongru ?
Déjà, certains nomades se sont repliés dans leurs caravanes en emportant des chiens que nous ne pourrons plus approcher. Notre incapacité à réagir nous paralyse. Il faut apprendre à aller au-delà de ce malaise ; savoir se tourner vers les autres, ceux que l’on peut encore sauver. Je soulève la petite chienne jaune qui se laisse faire, vaincue par tant d’attentions amicales. Avec l’aide des policiers, nous l’enfonçons dans le fourgon de l’Association de protection des animaux (APA) qui, pour la circonstance, nous a prêté main forte. Le coffre se referme sur elle. Elle est sauvée.
Sauvé aussi, ce labrador noir découvert couché au milieu des ordures. Un chien douloureux jusque dans ses regards qui n’osent se poser nulle part. Lui aussi s’est laissé embarquer sans résistance. Une nouvelle vie l’attend, sans doute meilleure, difficilement pire. Lui pour l’heure n’est plus en état d’y croire. Il lui faudra du temps.
Sauvé encore, ce magnifique setter qui visiblement a connu le paradis dans une vie antérieure avant de basculer brutalement en enfer, arraché à sa vie paisible par des inconnus qui l’ont saisi au collier et l’ont fait monter dans leur voiture avant de démarrer en trombe. Sans une parole. Sans que personne ne se soucie de la douleur que tout ceci suppose, pour le maître comme pour son chien.
Un petit Pit bull s’approche de nous en se tortillant comme un chiot qui serait né où il faut. Son museau est déjà couvert de cicatrices, contrastant avec sa joie de vivre et son infinie gentillesse. Les gens du voyage ont décidé d’en faire un gladiateur sanguinaire, lui qui d’un regard désarme toute violence. Lui qui tente de monter dans notre voiture et que son « maître » récupère avant que nous puissions lui ouvrir la porte. Le jeune homme au visage dur en a décidé autrement : son chien restera un ange perdu du côté de l’enfer.
Il y a ce vieux braque dégingandé, flageolant, le regard vide, que l’on garde non parce qu’on l’aime mais parce qu’il est utile pour chasser le hérisson.
Il y a ce petit griffon noir, maigre et ébouriffé, emporté très vite dans une caravane tandis que des enfants tournent autour de nous en une danse haineuse. Une femme nous harangue : « Vous ne pouvez pas me prendre mon chien. Mon fils ne va plus dormir ! ». Et les maîtres à qui on l’a enlevé, croyez-vous qu’ils dorment ?…
Que sont les mots face aux murs d’indifférence humaine et de souffrances animales ? Combien de fois avons-nous eu envie de tout abandonner ? Combien de fois avons-nous continué, pour qu’il reste quelqu’un qui n’abandonne pas ? Quelqu’un qui se batte pour ces animaux sacrifiés, victimes de ceux qui les ont kidnappés comme de ceux qui les ont oubliés, emmurés vivants dans un silence complice.
Petite chienne jaune, setter volé, labrador noir, vous êtes sauvés. Braque couvert de tiques, fox au collier enfoncé dans la chair, griffon sans tatouage, vous restez en arrière. Nous repartons avec trois de vos frères, sans nous retourner, étouffant notre colère, ravalant notre sentiment d’impuissance. Ne restent devant nos yeux que vos regards, vides ou insistants, auxquels nous n’avons pu répondre – auxquels il n’existe peut-être pas de réponse ? Nous voulons croire que si et continuons à en chercher une, malgré tout, au-delà des obstacles les plus invraisemblables. Nous reviendrons.
Julie Delfour
Animaux Magazine, n°338, juin 2004
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