La Croix-Bleue
Une Croix-Rouge pour chevaux de guerre
« Au cheval, à cet allié, nous devons, autant qu’à son cavalier, une ambulance et un hôpital quand il est malade ou blessé ».
Hugues le Roux
Depuis l’Antiquité, le cheval est associé à la tradition guerrière. Récits et tableaux évoquent sa bravoure et les victoires remportées grâce à lui sur l’ennemi. Mais ce que l’on dit moins, ce que l’on dissimule souvent comme une partie sombre, moins glorieuse, de l’histoire, c’est ce qui vient bien avant la victoire : le sacrifice au combat de milliers de chevaux.
Un grand gaspillage
On accuse souvent les défenseurs de la cause animale de se laisser aller à trop de sensiblerie. Sans tomber dans ce travers, force est de constater que nos armées ont sacrifié inutilement nombre de leurs chevaux engagés au cœur de la bataille. Certains hommes d’armée le reconnaissent sans détours : « C’est très bien d’acheter partout des chevaux; ce serait mieux de ne pas laisser périr faute de soins ceux que nous avons », souligne le général Cherfils.
Faute de soins suffisants, les animaux finissent massacrés ou simplement victimes de la méconnaissance et du désintérêt des hommes. Les vétérinaires ne sont pas assez nombreux. Démunis devant l’ampleur des dégâts, ils ne possèdent pas assez de médicaments. Sur le front, des chevaux meurent chaque jour de soif et de privations. Certains, légèrement blessés, pourraient se relever s’ils étaient soignés à temps. Pendant la guerre de 14-18, un témoin rapporte avoir vu revenir du front des groupes de chevaux qui n’avaient pas été dételés depuis trois mois. « Ils étaient dans un état de maigreur effrayante. Lorsqu’on enlevait la selle, toute la peau se détachait et le dos n’était qu'une plaie. Les blessures du garrot, si douloureuses, étaient les plus terribles : il en est dans lesquelles on pouvait facilement mettre le poing et elles étaient si profondes que les vertèbres étaient à nu. Dans le lot, il y avait de malheureux martyrs inguérissables, véritables squelettes, qui en vente publique ont été adjugés pour la somme de... trois francs ».
En Angleterre, dès le début de la guerre, près de 180 000 chevaux de réquisition sont réunis dans d’immenses camps de concentration. Attachés à la corde, exposés aux intempéries, ils contractent des maladies et meurent par dizaines de broncho-pneumonie. Dans le seul camp de Hampshire, 200 jeunes chevaux arrivés du Canada meurent chaque semaine. La presse anglaise s’en indigne. Le Daily Mail et le Daily Chronicle parlent de « Wastage of commandeered horses » (gaspillage des chevaux de réquisition). Le grand gaspillage des guerres touche donc aussi les chevaux… En Angleterre comme en France, on en prend peu à peu conscience, et l’on veut rendre au cheval un peu de ce qu’il donne sans compter en s’exposant au combat. On dénonce la misère dans laquelle sont abandonnés les animaux, la négligence, le manque de nourriture, d’eau, de soins et d’abris. Charles Benoist, membre de l’Institut, député de la Seine, décrit ainsi sa visite sur le champ de bataille de la Marne : « Tout le long de la route, on voit des chevaux morts, les membres raidis, le ventre gonflé, les dents découvertes sous des lèvres convulsées comme dans un rictus... Souvent les côtes sont à nu, le corps entièrement décomposé ».
Le paradoxe du cheval de guerre
Nous nous trouvons ici face à un étonnant et triste paradoxe : alors que les armées européennes reconnaissent le rôle précieux du cheval à leur côté dans la victoire, elles se détournent de lui pendant qu’il agonise… Pourtant, les témoignages émus ne manquent pas. Les mémoires de guerre fourmillent d’anecdotes prouvant le dévouement des bêtes et l’attachement que les hommes leur vouent. Le soldat anglais W. Green raconte cette histoire dont il fut le témoin : « Il est un cheval des lanciers royaux d’Ecosse qui mérite de porter la croix, si celle- ci devait un jour être conférée aux animaux. Un jour, au cours d’une violente action, son cavalier fut envoyé à terre, atteint d’une balle. La troupe était en marche à ce moment. Lorsque le cavalier vint à toucher le sol, le cheval s’arrêta alors, souleva l’homme avec ses dents par ses vêtements et se rendit avec son fardeau près d’un groupe d’autres cavaliers. Le cavalier fut de là transporté à une ambulance de première ligne, où le docteur assura que, si ce blessé avait séjourné quelques heures sur le sol, sans soins, il serait inévitablement mort ». Le lieutenant Marcel Dupont relate quant à lui l’agonie de « Tourne toujours », son cheval blessé au combat : « Je suis déjà à terre et les larmes me viennent aux yeux. Dans quel état ils me l’ont mis, ce brave, ce merveilleux compagnon d’armes ! La noble bête m’a ramené sans défaillir. Et, maintenant campée sur ses quatre membres tremblants, l’encolure dressée, les naseaux ouverts, les oreilles pointées, elle fixe les yeux loin, loin devant elle. Elle semble regarder en face la mort qui vient. Pauvre Tourne toujours, tu ne te doutes pas du serrement de cœur que j’éprouve en te caressant tout doucement comme on caresse un petit enfant qui souffre »…
Au secours des chevaux
Ce sont les anglais qui les premiers trouvent la clef du paradoxe en venant au secours du cheval de guerre. L’Angleterre va ensuite entraîner la France dans son sillage. Lors de la bataille de Solférino, le vétérinaire Decroix, président de la S.P.A, reçoit du général Desvaux l’ordre de ramener du front tous les chevaux guérissables et de faire abattre ceux dont les blessures sont incurables. Filiale de la société anglaise « Our Dumb Friends League », la Croix-Bleue est fondée en France au moment de la guerre des Balkans. Son directeur, le capitaine Claremont, met tout en œuvre pour faire vivre cette société. Voici le message que lui adresse le Ministre de la Guerre A. Millerand : « Vous avez bien voulu me faire connaître que la société anglaise de la Croix-Bleue offrait de se mettre à la disposition de mon département avec son personnel et un important matériel vétérinaire pour donner ses soins aux chevaux malades ou blessés de l’armée française. Je m’empresse de reconnaître la « Croix-Bleue » comme société de secours aux chevaux blessés. J’ajoute que des instructions vont être adressées pour faire donner à cette société toutes facilités pour l’organisation, en arrière des armées, de dépôts où les chevaux seront confiés à ses soins ».
La Croix-Bleue devient donc la Croix-Rouge des chevaux de guerre. Elle ouvre en France cinq hôpitaux disposant de tout un arsenal de soins : box larges et aérés, écuries d’isolement, vaste paddock, manège couvert pour l’exercice des convalescents, salle d’opération, pharmacie, forge. Les chevaux y sont classés en différentes catégories : les boiteux, fourbus, épuisés, les blessés, les fiévreux, les contagieux, et enfin, ceux qui doivent être réformés ou abattus. Chaque hôpital reçoit environ 200 chevaux qui sont soignés avec du matériel approprié. Sur le front, le sort des animaux va s’en trouver considérablement amélioré. A leur disposition, un corps de chirurgiens, des vétérinaires, des infirmiers. Des ambulances assurent leur évacuation en cas de blessure. Les plus grièvement touchés sont endormis sur place, et des inspecteurs sont chargés de rechercher ceux qui sont abandonnés ou hors de combat. Les chevaux guéris repartent ensuite vers le front. Pour ceux qui ont trop donné pour repartir, l’armée verse des aides aux fermiers acceptant de les héberger chez eux à la campagne, loin de la bataille.
Pendant des mois, au cœur du tumulte et des souffrances guerrières, grâce au dévouement et à la générosité de ses hommes, soldats et vétérinaires, la Croix-Bleue sera venu combler une lacune de l’organisation militaire française. Elle aura rendu leur honneur aux bêtes…et aux hommes. Le cheval, si longtemps associé à la guerre, aura enfin été associé à la paix…
Julie Delfour
Cheval au Naturel, n°9, août 2007
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