Des réserves sanctuaires
Cachés au fin fond de la forêt, des sanctuaires préservés servent de point de repère aux scientifiques qui étudient l’évolution de la nature.
Carnet à la main, Christian Deconchat arpente le sous-bois. Ici, la nature s’exprime en un fouillis inextricable de branches cassées, vieux troncs abattus, mousses et lichens à profusion. Technicien à l’ONF, chargé des réserves biologiques intégrales, il est venu ce matin pour collecter des données précises. « Ici, explique-t-il, nous n’intervenons en aucune manière. On observe la nature et on voit ce que ça donne. Les réserves intégrales nous servent en quelque sorte de point de référence pour étudier la dynamique naturelle de la forêt. »
Christian Deconchat poursuit sa prospection. Il note les essences d’arbres présentes, le nombre et la nature des arbres couchés sur le sol, les plantes sauvages qui poussent à cet endroit, le type de sol… « Cela me donne une carte d’identité du site. De cette manière, je peux suivre l’évolution de la réserve. Ce protocole de suivi est le même que celui appliqué dans d’autres forêts européennes, avec qui nous menons des programmes de recherche et d’échanges d’informations. »
Une réserve biologique intégrale est un lieu unique. Elles sont rares en France, et Fontainebleau en compte six, qui couvrent 580 hectares. L’anarchie apparente qui y règne fait le bonheur de certaines espèces. « Le fait de laisser libre cours à la nature, commente Christian Deconchat, par exemple en ne retirant pas les arbres morts tombés au sol, favorise le développement d’insectes qui se nourrissent et se dissimulent dans le bois mort ». Certains insectes rarissimes en France, comme le lucane cerf-volant, le grand capricorne ou le pic-prune y trouvent un habitat privilégié. Qui dit insectes dit pics, qui trouvent là une source appréciable de nourriture sous l’écorce. Fontainebleau est une des rares forêts qui abrite les six espèces de pics des plaines d’Europe occidentale (l’épeiche, l’épeichette, le vert, le cendré, le mar et le noir). « En revanche, si certains animaux sont favorisés, d’autres n’y gagnent pas. C’est le cas des cerfs, qui se déplacent plus difficilement dans le désordre des arbres, ou encore des animaux qui vivent dans les mares et qui ont besoin de milieux ouverts et lumineux. »
Les réserves biologiques dirigées, elles, couvrent 1330 hectares. A la différence des réserves intégrales dont l’accès est formellement interdit au public pour éviter le piétinement et le dérangement d’espèces végétales ou animales rares, les réserves dirigées sont ouvertes aux promeneurs. Ici, les forestiers interviennent pour conserver des éléments biologiquement remarquables, comme l’alisier de Fontainebleau, arbre emblématique du massif, certaines mares qui abritent le rare triton marbré et bien d’autres milieux encore. Ils curent les milieux humides peu à peu comblés par les feuilles, débarrassent les dunes et les pelouses de la végétation sous laquelle elles disparaissaient, évitant ainsi la disparition de certaines populations animales et végétales.
Aujourd’hui, l’ONF a pour projet d’étendre les réserves biologiques d’environ 600 hectares, ce qui ramènerait leur taille à celle qu’elles avaient à l’apogée des séries artistiques, fierté de l’Ecole de Barbizon, au début du XXe siècle. Scientifiques et naturalistes y sont favorables. Les secteurs choisis sont déjà délimités et les coupes d’arbres y ont été suspendues. Mais les associations d’usagers de la forêt – grimpeurs, randonneurs et autres – s’inquiètent de voir certains de leurs sites favoris interdits au public.
Encadré : Le pic noir, tête de pioche
Habit noir et casque rouge, le plus grand des pics d’Europe reste discret et difficile à voir. Observé pour la première fois à Fontainebleau au début des années 60, il a connu un développement rapide, profitant des conditions idéales que lui procure le massif, en particulier les réserves biologiques. Il affectionne en effet les forêts âgées et les vieux arbres, qu’il creuse en quête de larves et d’insectes. On devine sa présence par son cri sonore, comme un ricanement, ou par son tambourinage sur les troncs, qui évoque une rafale de mitrailleuse. Lorsque son bec s’apprête à frapper l’écorce à près de 20 km/h, le pic ralentit brutalement son mouvement. Un coup de patin qui devrait en toute logique expulser ses yeux hors de leurs orbites ! Mais la nature l’a doté de paupières ultrarenforcées, qui se ferment automatiquement juste avant l’impact. Un bijou d’adaptation !
Julie Delfour
Forêts magazine n°1, mai-juin 2003 (extrait)