L’âne… Notre ami le plus intime
Dans les années 1970, Françoise et son mari achètent une maison à la campagne « pour quitter la ville ». Dans le pré du paysan voisin vivent des ânes ayant peu pour se nourrir, tandis que les prés de Françoise regorgent d’herbes tendres. Elle propose donc au paysan de faire manger ses ânes chez elle. C’est le début d’une longue histoire d’amour ; la première page d’une saga qui s’écrit encore aujourd’hui, au Paradis des ânes. « Pour ses dix ans, mon fils m’a demandé de lui offrir un âne. C’est l’occasion que j’attendais, bien que je n’aie pas osé plus tôt franchir moi-même le pas. J’ai donc regardé les petites annonces… ». Les ânes ne courent pas les pages, et pourtant, celles-ci parlaient de celui qui allait entrer dans la saga : « Petit âne noir à vendre, Pompon, un an et demi ».
Pompon est devenu l’âne de la famille en devenant celui de son fils de dix ans. Il était comme la première bougie sur le gâteau. Mais une bougie n’éclaire jamais aussi bien que lorsqu’elle en éclaire une autre : « Quand je suis allée voir Pompon, il y avait une vieille ânesse, Charlotte, qui semblait très triste de rester seule ». Charlotte a donc été la seconde bougie. Et comme une seconde bougie n’éclaire jamais aussi bien que lorsqu’elle en éclaire une troisième… Iris est née, issue des amours de Pompon et de Charlotte. « Ce fut pour nous un grand moment d’émotion », se souvient Françoise. L’anniversaire est passé, la passion des ânes est restée. Intacte et vivante après de longues années.
Panthéon animalier
Il y a eu Lulu, la fille de Charlotte, qu’il a fallu élever au biberon – sa mère ne voulait pas d’elle. Et comme Françoise ne pouvait s’en occuper pendant la semaine, elle a été confiée à des amis : « Ils ont vidé une chambre, y ont mis de la paille, et ont dormi chaque nuit près d’elle pour lui donner son biberon, toutes les trois heures ! ». Lulu a été sauvée, ce qui est rare pour un ânon rejeté par sa mère. Au fil du temps et des nouveaux venus, il a bien fallu s’adapter, acheter du terrain. Françoise est ainsi devenue agricultrice, sa deuxième vie. Ce titre, qu’elle a dû officiellement emprunter, fait aujourd’hui sa fierté.
Les ânes ont trouvé chez elle leur paradis, nantis de noms de dieux et de déesses, d’artistes, de musiciens, de philosophes : Nabucco, Platon, Lilith, Koré, Gaïa ou Norma, la divine Callas qui pointe le bout du museau devant la route quand une voiture se présente. La famille s’est agrandie au fil des naissances et des nouveaux venus. Elle compte aujourd’hui dix individus. Tout un Panthéon imaginaire revisité façon animalière, qui défile chaque matin sous les fenêtres de Françoise en quête de câlins, de caresses et de foin.
L’âne milite écolo
L’âne est un moyen simple et naturel d’entretenir l’espace. Doté d’un solide appétit, il s’attaque aux herbes envahissantes et en nettoie le paysage, réduisant les risques d’incendie. Débarrasser un terrain des plantes qui l’étouffent, c’est aussi favoriser la survie d’espèces fragiles et protégées comme l’orchidée, qui ont besoin de lumière pour se développer. « Mes ânes marchent et mangent beaucoup, explique Françoise. Mais ils sélectionnent ce qu’ils mangent et me débarrassent des orties et des ronces en hiver ». Contrairement aux vaches ou aux chevaux dont les larges sabots ont tendance à écraser tout ce qui pousse sur le sol, les ânes ont des pattes fines qui les font se déplacer avec davantage de délicatesse. Les traces de leur passage sont bien moins marquées, pour une efficacité au moins aussi grande.
Particulièrement rustiques et résistants, les ânes savent se contenter de peu. Leur poil est dense, capable de résister au froid et aux intempéries. « Ils ont l’instinct de se protéger en se rapprochant les uns des autres, en présentant leurs fesses au vent ! », s’amuse Françoise.
Ils vivent en semi-liberté et sont très autonomes pour se nourrir. Françoise le confirme : « Je leur donne seulement du foin. Pour le reste, ils se servent dans la nature. Et leur problème, ce serait plutôt qu’ils mangent trop ! ». Ils vivent en bonne intelligence et les conflits sont rares, sauf parfois entre mâles, quand une femelle est en chaleur. Seul impératif : ne pas laisser un âne vivre seul, au risque de le voir déprimer, voire dépérir, tant son besoin de compagnie est grand. L’idéal est de lui offrir un compagnon, chien, chèvre, âne, ou mouton, pour partager son pré et former avec lui une communauté.
Infatigables « bourriques »
Les ânes, infatigables « bourriques », ont longtemps été privilégiés pour les travaux agricoles, sur des exploitations aux pentes prononcées inaccessibles aux chevaux. Leur popularité s’est répandue au fil des siècles. On les a attelés à des charrues pour labourer et on les a chargés de bâts. Excellents porteurs, ils sont en effet capables de soulever des poids importants, leur colonne vertébrale étant plus solide, moins longue que celle du cheval. Leurs pattes fines passent partout. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le tracé des chemins muletiers qui sillonnent parfois encore les montagnes. Si les ânes ont disparu du paysage agricole français depuis une trentaine d’années, ils ont repris du service comme accompagnateurs de randonnées, très appréciés des enfants marcheurs. Ailleurs dans le monde, ils continuent à rendre de fiers services, en Afrique notamment, où ils s’accommodent de lourdes charges sans broncher, le nez dans le soleil et la poussière.
Randonner avec un âne
La légende de « l’âne têtu » a la vie dure. La réalité est néanmoins plus nuancée, comme le souligne Françoise : « c’est vrai qu’un âne ne va pas obéir au quart de tour, Et plus on claque le fouet, plus il se bloque, parce qu’il ne comprend pas ce qu’on attend de lui. Cela l’inquiète, et il refuse d’agir tant qu’il n’a pas compris. On dirait vraiment qu’il réfléchit ! »
L’intelligence aiguë de l’âne fait qu’il apprend vite ce qu’on veut de lui. C’est pourquoi il porte les bagages (jusqu’à 35 kg), non sous la contrainte, mais par affection pour son maître, parce qu’il aime être entouré par les hommes avec lesquels il noue des liens de complicité. Le lien entre hommes et ânes peut être très intense, accompagné de démonstrations d’affection et de tendresse. « Ils sont prêts à tout pour leur maître. C’est très comparable au chien », explique Françoise. Au-delà du rôle de porte-bagage, l’âne devient une présence amie au cours du voyage. Intelligent et facétieux, il ne manque pas une occasion d’inventer une bêtise pour se faire remarquer. Il est le lien entre les marcheurs et les populations locales, facilitant les contacts et pimentant les rencontres. En choisissant de tracer leur route aux côtés d’un âne, « les gens cherchent une part d’aventure, le dépaysement, une perte des repères quotidiens, commente Marcel Exbrayat. On marche plus doucement qu’à pied avec un âne. A 3 km/h, on a le temps de voir le paysage… »
Maudits pesticides
Depuis qu’elle élève ses ânes, Françoise se bat contre l’utilisation incontrôlée des pesticides agricoles, dont les ravages demeurent méconnus du grand public et souvent passés sous silence. Elle raconte cette expérience traumatisante à l’origine de son combat : « Une de mes ânesses a brouté de l’herbe traitée avec des pesticides alors qu’elle portait un petit. Le petit a été intoxiqué par ce poison avant même de naître. Quand il est né, il souffrait d’une paralysie axiale qui l’empêchait de lever le cou et donc de se nourrir. Malgré tous nos soins, il n’a pas survécu ».
Julie Delfour
Terre d’Auvergne, n°6, avril 2005
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