Recueil issu d'un concours de nouvelles organisé par le Muséum d'histoire naturelle de Toulouse.
"Olé !", par Julie Delfour.
"La foule lève les bras, se dresse et applaudit. Un nouvel homme l’a rejoint au centre de l’arène, suivi par quatre autres armés de bâtons multicolores. L’homme cherche son regard. Il porte des habits qui brillent au soleil et cliquètent à chaque mouvement. Il est à la fois la chaleur et le froid, la souplesse hypnotique et la rigidité. Ce savant mélange l’intimide, endort sa douleur et attise sa nervosité.
L’homme s’approche de lui, comme un crabe regagne la mer, à petits pas de côté. Puis il fait volte-face, lui tournant le dos. Le croit-il trop fatigué pour ne pas réagir à cet affront ? Il va lui prouver combien il se trompe. Son courage revient. Cette fois-ci sera la bonne. Le cauchemar va enfin cesser. Il rassemble ses forces, se concentre, vise… Fulgurante, la douleur le frappe une nouvelle fois dans son élan. Un bâton coloré, venu de nulle part, s’est logé dans son cou. La foule rugit de plaisir. « Olé ! ». Encore un autre, planté juste à côté du premier. Il tente de comprendre ce qui a bien pu se passer, mais il n’a plus assez de forces et la fatigue trouble son jugement. Une chape de plomb pèse sur sa nuque. Les quatre hommes aux bâtons se sont regroupés autour de lui. Ils insistent, avancent encore, testent sa résistance. Ils le provoquent. Ils l’endorment et le réveillent en sursaut. Ils l’hypnotisent avec leurs reptations de serpent.
Pas moyen d’échapper à cet enfer. Son instinct lui dit que c’est l’homme au costume brillant qu’il faut éliminer. Alors à nouveau, il fonce. Cet homme-insecte va recevoir la correction qu’il mérite. Ses cornes vont plonger dans son ventre mou et adieu paillettes, maquillage et mouvements de côté. Tout finira dans la poussière. Il baisse la tête, ajuste sa cible, charge. Bien viser… Ne pas trembler… En finir une bonne fois pour toutes avec cette mise en scène ridicule.
Au dernier moment l’homme esquive, d’un pas de côté qui le déstabilise. Ses cornes ne peuvent que frôler le costume, faisant tinter les milliers de breloques dorées. « Olé ! ». La foule exulte, les corps se détendent, les mains claquent, les visages s’illuminent. La punition est immédiate : deux nouveaux bâtons tranchants comme des poignards viennent se ficher dans son dos. Rassemblant ses esprits et ses dernières forces, il secoue la tête. Mais il a beau ruer et se cabrer, impossible de s’en débarrasser. Au lieu de le délivrer, chaque ruade agrandit ses blessures.
Sa gorge brûle, son dos n’est qu’un brasier lancinant. Son sang s’accumule en caillots sombres sur ses paupières. Tête baissée, regard vide, il tente de reprendre son souffle, ivre et désorienté. Deux nouveaux bâtons entre ses épaules. « Olé ! ». Passé un certain seuil, la douleur est telle qu’il n’en ressent plus les effets. C’est un puissant philtre, un onguent apaisant. C’est comme s’il se mettait à flotter au-dessus de l’arène, au-dessus de ce corps noir couvert de sang qui n’est déjà plus le sien. Comme s’il assistait lui aussi au spectacle en applaudissant cette danse macabre.
Et puis, dans un sursaut d’orgueil, il décide de ne pas renoncer. Puisqu’ils tiennent tellement à écrire cette histoire sordide, pas question de leur laisser le mot de la fin. L’insecte au costume est à nouveau dans sa ligne de mire. Tout droit face à ses cornes. Il est certain, cette fois, de ne pas le rater. Même s’il continue à s’agiter, à le défier comme si tout cela n’était qu’un jeu absurde. Eh bien, soit ! L’énergie du désespoir lui donne des ailes. Il met tout son cœur dans ses cornes, vise… et fait mouche. Les pas de danse s’emmêlent, le danseur déraille. Un cri, un concert de breloques, et il décolle comme une plume avant de retomber lourdement sur le sol.
Le bruit cesse. Enfin. La rumeur et les cris s’éteignent, et du même coup le feu dans les regards. La foule ne dit plus un mot. L’arène s’emplit et déborde de silence. Le jeu vient de s’achever comme il a commencé, brutalement. Tout est fini. Tout va pouvoir rentrer dans l’ordre. Il va retourner chez lui, retrouver ces grands espaces de terre rouge qu’aucun murmure ne vient troubler. Il contemple une dernière fois l’homme qui se remet péniblement sur ses pieds. Il le voit essuyer un filet de sang sur ses lèvres et lui adresser un regard mauvais."