Vassivière - Lac de lumière

Vassivière lac de lumière
Privat
Patrimoine régional
2012

Il était une fois... la lumière ! À la croisée de la Haute-Vienne, de la Creuse et de la Corrèze, le lac de Vassivière veille depuis 60 ans sur le plateau de Millevaches. L'histoire de ce lac façonné par l'homme, est une œuvre plurielle : pluralité d'histoires, pluralité d'acteurs, pluralité de paysages. Il est conçu comme une des pièces maîtresses d'un vaste puzzle hydroélectrique, parfaitement intégré dans cette nature qui a librement repris ses droits. Enfin, l'activité économique, qui a fait naître un tourisme vert, n'a pas écarté les dimensions artistique et poétique. Cette association intime de l'homme avec son environnement est le pari réussi par celles et ceux qui produisent, chaque jour, la lumière et l'énergie. L'artificiel intégré et rattrapé par la nature, pari tenu !

Chapitre II
Quand le passé refait surface. La mémoire engloutie

 

Lorsque l’eau se retire, lentement, le passé refait surface et les anciens se souviennent. A côté de l’aventure industrielle, technique et scientifique, il y a l’aventure sociologique et humaine. Les deux se cherchent, se heurtent et s’apprivoisent, révélant tout ce que charrient les méandres de l’esprit lorsqu’un paysage se trouve à ce point bouleversé, et lorsque son ancien visage affleure en surface et se laisse contempler.

« Quand les eaux se retirent, on dirait que tout est resté en l’état : il y a toujours les aulnes restés debout, les sources se remettent à couler. C’est curieux et touchant de voir les eaux reprendre ainsi leur cours. Et je retrouve les endroits où nous avons joué étant enfants, mes cousines et moi : tout est conservé, on voit encore tous les petits chemins ! On retrouve le point d’eau de la ferme de Saint-Louis, la cour… intacts, comme si c’était hier. » (Christian Cotte, descendant de la famille Vassivière)
Les grands chantiers

Les travaux de construction du barrage et de l’usine ont débuté en 1948. Roger Lévêque, chef d’usine de Peyrat-le-Château de 1966 à 1980 et Maire du village de 1971 à 1980, n’a rien oublié de cette époque : « Au début, les gens n’étaient pas très favorables à la construction du barrage, mais les travaux ont quand même été lancés, et ça a été mieux vécu à ce moment-là, parce que cela amenait beaucoup d’argent ». Les différents chantiers ont engendré une intense activité économique, avec l’arrivée de plus de 2 000 ouvriers dont beaucoup étaient accompagnés de leurs familles. Au fil de l’année, la population de Peyrat-le-Château a plus que doublée, et les journaux locaux rivalisaient de métaphores empruntées au monde animal, parlant de « ruche bourdonnante » et de « fourmilière » : « Aujourd’hui, Peyrat-le-Château n’est plus qu’une vaste fourmilière où s’expriment toutes les langues, où se côtoient toutes les races. Une sorte de « Babel » »(Le Populaire du Centre, 1949 ). Et pour loger tout ce monde, des cités provisoires ont vu le jour, telle la cité d’Auphelle, « une bourgade en matériaux légers, qui possède même ses marchands étalagistes en plein vent, qui vous offrent au milieu d’une sorte de bric à brac, des vêtements des vestes de travail et milles autres choses » (id.). Parmi ces « mille autres choses », l’alcool ne laissait pas de couler, comme se souvient Daniel Larfouillaud : « C’était une belle entreprise pour la région. Les commerçants travaillaient, et l’alcool n’était pas défendu… et il en circulait, de l’alcool ! »

« Ils ont fait des sondages du côté de la digue, en 1946. C’étaient des prisonniers allemands qui le faisaient. Les travaux ont commencé en 1948, et ça marchait fort ! Le barrage, le tunnel, l’usine… un sacré ouvrage. Il y avait aussi le barrage du Dorat et le barrage du Chammet, tout ça en même temps. Tous les gens de la région travaillaient au barrage, et ils étaient bien payés. Il y avait un camion qui les prenait dans les villages et les amenait ici. Moi j’avais 16-17 ans. Je voyais les ouvriers partir travailler à la digue pendant que je gardais les vaches. » (Daniel Larfouillaud)
La pierre, le ciment et l’acier

« Sur des kilomètres, les hommes s’affairent, des machines tournent, d’énormes bruits éclatent soudain et l’écho les répercute » (Le Populaire du Centre, 1949). Dans la vallée, les ouvriers ont bâti une partie de la digue avec les pierres récupérées pendant les fouilles. Ils récupéraient aussi les pierres et le bois de charpente des fermes vouées à être englouties. Mais le plus gros des matériaux provenait de la carrière du Puy Lanty, où les concasseurs se sont relayés et ont travaillé à une cadence infernale. Un téléphérique a été mis en place spécialement pour acheminer la pierre jusqu’à la vallée. Aux Bordes, une gare est née, d’où entraient et sortaient de petits trains chargés de matériaux. Ils étaient déchargés par les ouvriers du barrage et par les mineurs qui travaillaient dans le tunnel.

« Quand ils ont attaqué le chantier, ils amenaient tout à la main, les machines sont venues seulement au milieu des travaux. Pour construire le barrage, ils avaient installé un téléphérique qui amenait la pierre de la carrière au barrage. » (Jean Péchalat)
« Les concasseurs étaient là-bas, au Puy Lanty, et la pierre arrivait jusqu’ici en téléphérique. Il y avait des bétonneuses énormes pour faire le béton. Et de gros camions tout neufs, et tout bleus ! » (Daniel Larfouillaud)
« Des centaines d’ouvriers sont à pied d’œuvre : des milliers de mètres cubes de béton ont été coulés, les coffrages reçoivent leur nouvelle armature, et ce monde d’acier et de ciment change d’aspect de semaine en semaine, grâce à une progression méthodique » (Le Populaire du Centre, 1949). Tout se trouve finalement résumé dans ces quelques mots : « le monde change d’aspect ». Et derrière la manne économique, il y a l’envers du décor, les grands bouleversements : bouleversement du paysage, et bouleversement de la vie des hommes.

 

Le « cimetière marin »

Le remplissage du lac s’est étiré sur dix-huit longs mois, entre janvier 1950 et juin 1951. « Le paysage a beaucoup changé, ça a tout bouleversé, raconte Jean Péchalat. Avant, il y avait des villages qui sont tous au fond du lac. Il y en a qui disent qu’un cimetière a été englouti. D’autres disent qu’on entend sonner une église au fond de l’eau, mais il n’y a jamais eu d’église ! Moi je me souviens d’un petit pont sur la Maulde, au fond de la vallée, où on passait avec les vaches. Je l’aimais bien. Il y avait beaucoup de petits ponts comme celui-là… ». La mise en eau a peu à peu fait disparaître huit lieux-dits et villages, dont Jean a jalousement conservé les photos dans ses archives, comme pour pouvoir témoigner de ce qui n’est plus. Il y avait le moulin de Vassivière et la ferme de Vauveix situés juste au pied de l’île ; la ferme St-Louis derrière l’île aux serpents ; les fermes de Nergout, face au village de Pierrefitte ; le moulin et la scierie de l’étang de la Jassine et les fermes de Villegros, au pied de l’île côté Nord. Il y avait aussi une vingtaines de ponts dans les vallées de Chassagnas et de Pierrefitte, et le pont de Villegros. Autant de vestiges d’un temps révolu qui réveillent l’imaginaire et fascinent ceux qui les contemplent. Les anciens comme les visiteurs curieux les photographient inlassablement au moment des vidanges, pour « témoigner » et retrouver la « mémoire » des lieux – lieux et villages fantômes ayant emporté avec eux leur part de mystère et de brumes.

Ceux qui partent

« Immenses superficies de terre bouleversées, villages inondés puis engloutis, plus tard, par les eaux, moulins et maisons isolés appelés bientôt à disparaître, bois épais dont seuls les troncs coupés presque au ras du sol subsisteront sous l’eau et populations déplacées, parties là où elles auront pu se fixer, retrouver un logis, fonder un nouveau foyer » (Le Populaire du Centre, 1949).
Les fermiers expropriés ont été indemnisés, mais pour des paysans obligés de quitter à la fois leur foyer et leur terre, c’était un cataclysme, un « tremblement de terre », comme si « la guerre était passée par là »… « Sur le coup, les gens ont réagi, ils ne s’attendaient pas à ça, raconte Daniel Larfouillaud. Nous, ça nous faisait moins de terrains pour les bêtes. Mais ça nous a peu changé les choses, alors que pour ceux qui ont perdu leur chez-soi, c’est différent ». Certains étaient en colère, d’autres se sont résignés. Pour d’autres, les plus anciens, l’avenir demeurait incertain : « Une femme très âgée, 90 ans peut-être, menue et frêle (…) arrache quelques mottes du « charbon des pauvres », sous le vent qui balaye le plateau, elle semble collée au sol. Et si, plus tard, on apprenait que le jour J elle s’est volontairement fait emporter par les eaux, cela ne surprendrait guère ceux qui la connaissent bien et savent jusqu’où peut aller sa résignation. Où partir, en effet, quand on est seule au monde, d’un âge si avancé et sans espérance ? Que vous alliez dans une ferme ou dans une autre, la même phrase revient dans la bouche des habitants, comme une antienne : « Nous partirons le plus tard possible » (Le Populaire du Centre, 1949).

« Je connaissais bien le moulin de Vassivière, c’était une belle bâtisse. Le meunier est parti. Il est mort aujourd’hui… Il faut dire que les gens qui ont connu ici avant, ils disparaissent… » (Daniel Larfouillaud)

 

Nouveau paysage, nouveau visage

La montée des eaux

Christian Cotte, 67 ans, est un descendant de la famille Vassivière, anciens propriétaires des terres englouties. « Il y a des Vassivière ici depuis dix siècles ! », sourit-il. L’exploitation agricole familiale a continué à vivre jusqu’en 1966. « Mes grands-parents et mes parents s’en occupaient, avec un régisseur. Ils avaient beaucoup de bêtes : vaches, moutons, cochons, chevaux, ânes, lapins, volailles… ». La famille habitait Lyon une partie de l’année et venait s’installer ici en vacances. « Ma grand-mère aussi vivait un peu à Lyon, mais elle n’aimait pas être éloignée de Vassivière. Elle se faisait envoyer tous les trois jours un colis avec des légumes, du beurre, des œufs, des pommes, du miel et du porc produits à la ferme ! »
Christian est ce qu’on pourrait appeler un « enfant du lac ». Il a connu la vie avant et après la montée des eaux sur les terres familiales. « La montée des eaux a complètement bouleversé le paysage : on avait une rivière au milieu d’une vallée, et tout d’un coup, c’est devenu un lac ! ». La montée des eaux n’a pas uniquement bouleversé le paysage, elle a aussi bouleversé la vie de ses habitants, qu’ils soient humains ou… animaux. « Quand l’eau est montée, le gibier s’est trouvé encerclé : les lièvres empruntaient la passerelle, les sangliers nageaient… et les serpents et souris ont envahi les îles. La légende de l’île aux serpents a un fond de vérité ! ».

« On a vu monter l’eau doucement. Au début, toute cette eau, ça a amené des envahisseurs. De qui je parle, d’après vous ? Des serpents, et des rats ! Il y en avait partout, j’ai même eu un serpent qui est entré dans la ferme avec moi. A la longue, ça s’est dispersé, mais au début quand on allait faucher on en avait plein les pieds. Il y avait plus de serpents sur l’île de Vassivière que sur l’île aux serpents. Toutes les îles en avaient. » (Jean Péchalat)

Si les animaux ont dû faire face et s’adapter, certains ont néanmoins tiré leur épingle du jeu. C’est le cas des poissons qui ont un temps profité d’un surcroît inattendu de nourriture et de ces drôles d’« îles flottantes », de grands amas de terre qui remontaient et flottaient en surface. « Il y a eu un développement phénoménal des poissons, c’était miraculeux pour la pêche, poursuit Christian. Il y avait des dizaines de pêcheurs alignés des deux côtés de la passerelle, ils prenaient des tanches, des carpes ».

La fin d’un monde…

Peu à peu, l’eau est montée. Et le château posé au milieu de ses terres s’est retrouvé posé sur une île au beau milieu de l’eau… Pour les fermiers de Vassivière, la disparition de leurs terres annonçait la disparition du monde paysan et de ses traditions. Christian Cotte se souvient que sa grand-mère ne voulait pas entendre parler du barrage : « C’est très dur pour un paysan de voir disparaître sa terre ou sa maison ». La plupart des fermiers n’avaient jamais connu d’autre vie que la vie à la ferme et le travail de la terre. Et voilà qu’à Vassivière, les terres les plus fertiles de la vallée se retrouvaient sous l’eau. L’exploitation agricole perdait un peu de son âme, et tandis que l’eau encerclait la propriété, un autre problème surgissait : le transport des bêtes et des machines. « EDF nous a fourni un bac pour remédier à cela, explique Christian. Mais ce n’était plus pareil, car les terres fertiles étaient au fond ». Avec la disparition des terres agricoles et l’engloutissement d’une partie des fermes en activité, les paysans sont partis, comme le souligne Jean : « Comme il y avait moins de cultures il y avait moins de travail à la ferme, alors beaucoup de gens sont partis, surtout les femmes. Les terrains ont été envahis de broussailles, et il y a eu aussi toutes ces plantations de résineux ».

« Je suis le seul ancien qui reste, tous les autres sont partis. Je suis dans cette ferme depuis 1936. Mes parents étaient métayers, on était quatre enfants et j’avais 14 ans à notre arrivée. On travaillait la terre et on avait des bêtes, des vaches, des moutons. On cultivait un peu de tout, de la pomme de terre, des topinambours, du grain… Puis la guerre est venue et mon père est reparti – il avait déjà fait la guerre de 14-18. Comme la guerre a duré, je suis entré dans la résistance, j’avais 20 ans. J’ai été résistant jusqu’en 1945. Après, la vie a repris, à travailler la terre. » (Jean Péchalat)
« Je me souviens des baignades et des parties de pêche sur la rivière. J’allais aussi chercher de l’eau à une source qu’on avait baptisée « Clémentine », du nom de ma grand-mère qui l’avait découverte… Je me souviens de deux goûts : celui des rillettes quand on tuait le cochon, et celui des chaussons aux pommes que la mère de Jean faisait cuire en même temps que le pain » (Christian Cotte)

Les paysages ont changé et le monde agricole a reculé d’un pas, même si certains se sont jusqu’au bout accrochés à leur terre : « A Voveix, j’ai accosté un paysan qui dirigeait une vieille charrue en bois trainée par un âne. « Je ne désespère pas, monsieur, d’être ici encore jusqu’à la Toussaint. J’ai demandé l’autorisation de semer, là où le seigle pousse et de planter des pommes de terre. On m’a répondu : « C’est à vos risques et périls, vous savez bien qu’il faudra partir ». Tant pis : j’ai semé, planté et sans doute récolterai-je une année encore ». » (Le Populaire du Centre, 1949)

… et la promesse d’un renouveau

« Dans le pays, il y a eu deux vagues qui ont tout bouleversé : la guerre de 1914 qui a décimé le pays, et le barrage qui, avec le recul, a été une bénédiction, une véritable chance pour le pays », confie Christian Cotte.
Si l’attachement viscéral des anciens à leur terre s’est trouvé mis à mal par tout ce mouvement, celui-ci n’était pas uniquement synonyme de disparition : le lac portait aussi la promesse d’une impulsion nouvelle, l’avènement de quelque chose d’autre, bien que ce soit encore de manière informelle. Beaucoup de ceux qui ont vécu ce virage s’accordent à dire qu’il aura certes été difficile à négocier, notamment pour l’agriculture, mais qu’il aura apporté une forme de renouveau, comme le souligne Christian : « Le barrage a évité la lente asphyxie du pays. Au niveau économique, ça a été un ballon d’oxygène. C’était difficile du point de vue des agriculteurs, mais cela a accompagné le pays hors de la désertification. Il y a eu des emplois, de nouvelles activités touristiques, de nouveaux habitants. »
Ainsi, le lac bouleversait les équilibres pour mieux en préparer de nouveaux… Avec les terres englouties sous les eaux ont disparu les fermiers et ce qu’ils incarnaient : la vocation agricole des lieux. Une nouvelle vocation allait naître, d’abord industrielle, puis touristique.

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