Vivre avec le loup

Couverture du livre Vivre avec le loup
Hesse
2004

Le loup est de retour en France depuis 1992. Des dommages dans les troupeaux ont ravivé les peurs ancestrales, et les médias se sont emparés du sujet pour faire du sensationnel. L'enjeu est aujourd'hui d'établir, par le dialogue et la concertation, les conditions d'une cohabitation durable entre le monde pastoral et le loup. Cet ouvrage est le premier à retracer l’histoire et les conséquences du retour du grand prédateur en France. Il est le fruit de deux années de rencontres et d'entretiens avec les acteurs de terrain : éleveurs, bergers, directeurs et techniciens des parcs et réserves naturelles, naturalistes et associations de protection animale.

Grand méchant loup et angoisses ancestrales

« Il y en a qui disent que tous les éleveurs et tous les promeneurs se feraient croquer. On ne retrouverait que les bottes », plaisante Jean-Aymé. Un conditionnel aux accents de ‘‘Il était une fois’’ qui nous replonge dans les contes, ceux qui glacent le sang sans qu’on ose trembler. L’angoisse sait emprunter des chemins détournés. La peur de l’homme face à la nature se déguise en son exact contraire : le loup est accusé de ne pas être naturel dans sa façon de revenir et dans son comportement. Il est moins sauvage, trop tranquille. Gilbert explique : « J’ai vu un loup. Quand je l’ai eu en face, il ne s’est pas affolé. Il est resté là, tranquille, à me regarder. »

Photo d'un loup

Les éleveurs sont déroutés par des réactions qu’ils trouvent étranges – « on ne sait pas comment il va se comporter » – avec une sourde angoisse finalement avouée par Gilbert : « Il n’a pas peur de l’homme. » Pour Francis, les loups ont un « comportement dégénéré » et n’ont « peur de rien à force de ne pas être chassés ». Plus ils se rapprochent, plus la menace se précise. « Quand ils seront implantés, ils descendront dans les zones plus basses, à moins de 2 000 mètres, et s’attaqueront aux poubelles, aux brebis, aux gens. Pourquoi viennent-ils si bas ? Ce n’est pas normal. Ce n’est pas leur terrain. Ils ne partent pas, et ce n’est pas un comportement naturel. »

Pas naturel, ou trop naturel ? Quand le loup est considéré comme une menace, deux solutions sont proposées pour tenter de l’éloigner. La plus radicale est l’élimination. Mais les autorités l’interdisent, l’opinion publique y est opposée. Cependant, il existe un protocole de tir sous contrôle de l’État. Un plan de gestion national du loup, élaboré en 2004 par l’Etat, prévoit d’éliminer cinq à sept animaux par an afin de « maîtriser l’expansion des populations de loups ».

« On ne peut pas mettre loups et éleveurs ensemble, affirme Patrick. Il faut faire des parcs à loups. Les touristes veulent se faire des sensations fortes, mais nous, on ne veut pas de ça. Il faut mettre les loups à part et clôturer, et les identifier comme nos brebis. » Avec des animaux sauvages parqués et marqués comme des animaux domestiques, il n’y aurait plus de risque d’être « envahi ». C’est l’expression d’une peur irrationnelle de ce qui est autre, libre, sauvage, étranger, de ce qui demeure incontrôlable, angoissant. « Le loup, c’est la liberté par rapport à la soumission du mouton, commente Alexandra, habitante de Saint-Dalmas en Haute-Tinée. C’est ce qui nous fait peur, alors on veut l’éliminer. »

Les contes sont un moyen d’atténuer la peur que le loup inspire encore aux hommes, de dédramatiser la menace en marquant la supériorité de l’homme sur un monde sauvage qui le terrorise. Ils renseignent sur les relations ambiguës entre l’homme et le loup, faites d’attraction et de répulsion mêlées. À l’origine, le loup était un symbole positif, un initiateur qui aidait à passer d’une vie à une autre. Plus tard, sous la chrétienté, les contes le présentent comme un animal diabolique marqué au fer de nos angoisses les plus sombres. Dans l’inconscient, ce loup imaginé, symboliquement remodelé, colle à la peau du vrai comme son ombre, jusqu’à inciter les hommes, aujourd’hui, à exclure du territoire des loups bien réels et vivants.

Les histoires de Grand méchant loup remontent au Moyen Âge. On prétend la bête avide de chair fraîche, capable de dévorer les hommes, avec une prédilection pour la chair tendre des fillettes ou des jeunes bergères. L’archétype, c’est Le petit chaperon rouge. Le Loup et les sept chevreaux reprend ce thème de la dévoration. « S’il arrivait à rentrer dans la maison, il vous mangerait tout crus ! », répète la mère à ses enfants.

Les légendes gardent encore aujourd’hui leur pouvoir dans le milieu rural. « Je suis persuadé qu’ils y croient », confie Jean-Aymé. Dans la famille de Gilbert, la légende fait partie de la vie quotidienne : « Je sais qu’avant, le loup, c’était le Diable, il fallait s’en méfier, et maintenant on nous dit que c’est tout bien. » L’assimilation du loup au Diable oppose le Diable à Dieu, le loup au blanc mouton.

Le mythe concurrence le réel. Il se pose comme l’égal de la réalité, à tel point qu’il finit par être confondu avec elle et pris pour une vérité, un témoignage. Les mots d’Annie, l’épouse de Gilbert, sont révélateurs, quand elle donne son avis sur les loups qui mangeraient des hommes : « Et les légendes, elles le disent bien, alors ? » Quand la légende est présentée comme une preuve, le loup ne doit-il pas à nouveau craindre pour sa survie ?

La peur qu’il inspire aux hommes va jusqu’à la « hantise » pour Gilbert, qui évoque la « peur constante d’être attaqué, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » On est attrapé par cet Autre, ce double sombre, sauvage, insaisissable, qui rôde et se rapproche. Invisible dans la réalité, il devient l’objet de tous les fantasmes. Moins on le voit, plus on l’imagine ! « Eux nous voient, mais pas nous ! », confie Marc, accompagnateur en montagne, à la recherche de traces laissées dans la neige. Ne pas le voir le rend d’autant plus inquiétant, menaçant. Si l’on ajoute les informations confuses et déformées données sur l’animal, cette présence-absence est un terrain idéal pour manœuvrer les esprits. Le loup est devenu une « affaire ». Les médias et les politiques l’ont bien compris et tirent parti de cette angoisse irrationnelle de l’homme face à la nature.

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