Recueil issu d'un concours de nouvelles organisé par le Muséum d'histoire naturelle de Toulouse.
"La Symphonie fantastique", par Julie Delfour.
"Le théâtre est encore vide. Le rideau rouge frémit, soulevé par les mouvements d’air, les va-et-vient invisibles de musiciens au sillage électrique. De la coulisse monte la mélodie d’un instrument au timbre léger qui répète ses gammes. Une flûte le rejoint bientôt et l’accompagne, puis le rattrape et le double, nerveuse et angoissée. Des voix s’élèvent, s’échauffent, roulent dans l’atmosphère avant de se replier en boule dans quelque coin obscur. Paroles étouffées. Tonitruants éclats de rire. De l’autre côté des portes, un flot de voix emmêlées grossit, devient vague immense prête à déferler.
Les portes s’ouvrent enfin. Les premiers spectateurs franchissent le seuil, plissant les paupières pour accoutumer leurs yeux à la lumière et baissant presque inconsciemment le ton. On se reconnaît, on se dit bonjour d’un signe de tête, on s’embrasse. Les fauteuils grincent et le parquet craque sous les pieds. Ah ! Berlioz, « Chasse royale et orage » … Cette saison musicale va s’ouvrir en beauté !, prophétise un homme replet. Sa voisine de gauche sourit et acquiesce d’un hochement de tête averti. Tandis que l’on s’installe et que l’on noue des conversations animées, la directrice des lieux navigue entre les rangs, serre des mains, salue par leur nom de vieilles dames respectables en manteau de fourrure et pommettes poudrées.
Quand la sonnerie retentit, comme à l’école, tout le monde s’assoit. Le brouhaha se résout en murmure. Encore hésitant, le silence se fait plus dense lorsque s’éclipsent les lumières, accompagnées dans leur fuite par les dernières paroles, les derniers chuchotements. Plongé dans l’obscurité, le théâtre finit de s’éteindre dans un concert feutré de toux sèches et de subtils grincements.
Mais voilà que la foule à peine domptée se soulève et sort de sa torpeur. La rumeur s’insinue entre les rangs comme une onde sous les écailles d’un serpent. Quelqu’un applaudit timidement, suivi par quelqu’un d’autre, et bientôt la salle entière résonne d’applaudissements. Un par un, les musiciens entrent en scène, percussions, cuivres, bois et cordes. Chacun trouve sa place, remet de l’ordre dans ses vêtements sombres, visse ses pieds dans le sol et jette un regard tendu autour de lui, s’assurant d’y trouver ses repères. En attendant que tout l’orchestre ait rejoint la fosse, certains exercent discrètement leurs doigts, font travailler leurs poignets ; d’autres ajustent la position de leurs instruments, procèdent aux ultimes serrages, plongent un œil au fond d’un tuyau, testent la solidité d’une baguette, la souplesse d’une corde, la rondeur d’une note. Les violoncelles pivotent sur leurs piques et les archets évoluent en désordre, comme autant de bateaux avant le coup d’envoi d’une régate. Tout est en place. Après la cacophonie maîtrisée des accordements, un silence attentif retombe.
Le chef d’orchestre fait son entrée en dernier. Le public, les musiciens, tout le monde est suspendu à ses mouvements. Il avance résolument, offrant son profil incertain à la lumière qui le découpe et le dévore à sa guise. Il aurait volontiers troqué sa place contre celle d’un parfait inconnu assis dans son canapé à siroter une bière, et en même temps, il ne la céderait pas pour tout l’or du monde.
Le chef sourit et fait un signe de tête à son premier violon qui se lève et lui rend son salut. Un geste suffit pour faire lever tout l’orchestre. La salle applaudit, il se rassoit. Chacun perçoit, comme un signal, le froissement des vêtements contre les chaises, le frottement des chaussures de cuir et celui des instruments. Le premier violon demande le La au hautbois qui s’exécute gravement. Un dernier silence. Les violons se calent sous les mentons, les flûtes entre les lèvres pincées, les violoncelles entre les jambes serrées, les trombones entre les doigts bouchant des trous et comprimant des pistons. Le chef regarde sa partition sans la voir, soulève un sourcil. Sa baguette demeure un instant figée entre ciel et terre."